Il y a une difficulté certaine : la clinique analytique peut-elle se transmettre ? Ou bien comme l’énonce Lacan, « ce qui se transmet, c’est la formule ». Certains traduisant un peu vite, la formule justement, en mathèmes et bouts de ficelles. En fait l’auteur renvoie à un mode de transmission, selon le style propre à chacun. Là où Freud fait de la démonstration, argumente, et illustre, Lacan produit une monstration et jette aux oubliettes les études de cas. Il faut dire qu’il s’était fait taper sur les doigts à propos d’un de ses premiers textes par une mère qui y avait reconnu son fils. Depuis il a retenu la leçon. La clinique se mi-dit ! Freud pour sa part fourbira son outil préféré, les études de cas, jusqu’à se lancer dans le trafic de ce que d’aucuns nomment vérité, mais qui ne concerne que la vérification des faits : il ne faut pas confondre. Anna O. en est un exemple frappant. Freud arrange la sauce à sa façon. On peut se demander pourquoi : Besoin d’illustrer ? De faire rentrer la clinique dans la théorie, et vice-versa ? Mais si l’on prend le récit de ce cas célèbre comme une fiction, disons même un roman, ce qu’on a souvent reproché à Freud, tout s’éclaire. Freud, précise EriK Porge, y met en scène une disjonction radicale entre vérité et savoir (que Freud nomme spéculation). Du coup « transmettre, c’est transmettre de l’impossible à transmettre ». Transmission impossible pour l’analyste. Cet impossible déjà épinglé à l’entour de trois métiers : soigner (plus tard Freud dira psychanalyser), gouverner et éduquer. Ce qui n’est pas une raison pour s’y dérober. Les auteurs du fameux livre noir, prennent appui sur cette citation de Freud extraite de la préface qu’il rédigea pour l’ouvrage de l’éducateur August Aïchhorn, Jeunes en souffrance (republié par mes soins aux Editions du Champ Social en 2002) , pour argumenter que même Freud – vous voyez bien !- n’y croit pas à la psychanalyse, puisqu’il dit que c’est impossible. Pure fumisterie. Non seulement Freud y croit, mais il précise dans une seconde occurrence de l’impossible, dans « Analyse finie et analyse infinie », que ces métiers sont impossibles parce qu’on peut y être certain d’ « un résultat insuffisant ». Autrement dit ces métiers mettent en œuvre l’incomplétude du savoir, du savoir-faire ou du savoir-être. Du coup il faut entendre la question de la transmission comme « transmission de l’impossible ». C’est là que Jacques Lacan prend le relais, dans son retour à Freud, qui n’est point retour de manivelle, mais retour aux sources, notamment les textes. Lacan joue d’un style qui lui est propre pour que la vérité pointe son fin museau de loup dans l’embrasure du langage. C’est un poète ou plutôt un poème : « Je ne suis pas un poète, mais un poème. Et qui s’écrit malgré qu’il ait l’air d’être sujet »( Lacan, L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre , 17 mai 1977, inédit) Il s’essaya même à la poésie dans un sonnet d’une facture très mallarméenne, écrit en 1922 et publié dans la revue Le phare de Neuilly en 1929 : « Hiatus irrationalis ». « Choses que coulent en vous la sueur ou la sève… » Même si sur le tard Lacan constate qu’il n’est pas « pouetassé », c’est du sceau de l’acte poétique qu’il marque son style. Du stade du miroir jusqu’au nœud borroméen, en passant pas les méandres de la topologie, c’est bien l’avancée dans ce style qui lui est propre qui jalonne son enseignement. Mettant en avant, non pas l’étude de cas, mais « le trait du cas », il débarrasse du même coup les scories imaginaires qui feraient de la clinique les fanfreluches de la théorie. Le travail de théorisation est clinique en tant que tel. La vérité ne se dévoile que dans sa structure de fiction. Si l’objet @ selon ses dires est sa seule invention, c’est bien cette dimension d’objet cause du désir que Lacan ne cesse de mettre en scène, que ce soit dans sa pratique clinique ou son enseignement. Cela ne va pas sans un certain ratage, une certaine foirade, pour emprunter sa formule à Samuel Beckett. On le lui a assez reproché : Lacan on n’y comprend rien ! Mais si ce n’était pas à comprendre ? Et ce ne sont pas les tentatives globalisantes de certaines écoles qui se livrent à joui-sens que veux-tu et pataugent dans leurs explication sans fin, qui faciliteront les choses. Et si ce n’était pas à comprendre, de la même façon qu’il dit que ses écrits ne sont « pas à lire », mais à goûter ? Si seule la saveur d’un style pouvait se transmettre ? En se souvenant ici que savoir et saveur plongent dans une origine commune. La saveur du savoir , la saveur d’un savoir troué par le réel, la saveur du réel… Tel est le chemin qui s’ouvre devant chacun. Là, pas de singerie possible, pas d’imitation, pas de « Jacques a dit », pas de clonage, pas d’argument d’autorité. C’est du lieu d’une profonde solitude, d’un désarroi inscrit à l’orée de la vie, que chacun s’éveille. Le style alors, il s’agit de le soutenir. « Clinique du pas-tout » souligne Eric Porge. Du coup autant Freud que Lacan, et quelques autres qui s’y sont risqué, à ne pas lâcher sur le style qui leur est propre, renvoient chacun d’entre nous à assumer le sien. Il s’agit bien, souligne, Lacan dans son introduction aux Ecrits : « d’y mettre du sien » L’enjeu aujourd’hui dépasse largement les cercles fermés des diverses écoles et associations : qu’en est-il dans notre société post-moderne du discours de l’analyste ? Les lieux de passe sont aussi à ce prix. Comment se faire passeurs de ce qui ne se sait pas, passeurs de ce qui nous échappe ? A chacun de relever le gant…
Joseph ROUZEL