Note de lecture
Jean-Louis Mathieu, Regard clinique, Pour une lecture de l’anodin , Editions du Champ Social, 2008. 76 pages, 15 €.
Il est des auteurs comme cela. On devine au premier coup d’œil qu’ils sont passés par ce drôle de métier : éducateur. Jean-Louis Mathieu est de ceux-là, de ceux dont le regard a été aiguisé par les petits riens du quotidien, par « l’anodin », comme il dit, comme lieux d’une rencontre entre humains. La clinique c’est le mouvement qui fait un praticien s’incliner sur le lit (symbolique) où la souffrance ou les vacheries de la vie ont allongé un autre humain. Pour cette inclinaison, il se doit de laisser de côté son savoir, son pouvoir, son avoir. La rencontre est à chaque fois surprenante, inédite, inouïe.
Alors plus tard, dans son travail de psychologue clinicien et de psychanalyste, il n’a pas perdu la main. Il témoigne dans un livre, petit par son volume, mais d’une densité qui pèse lourd, de cette démarche : la clinique c’est du banal, du quotidien, de l’anodin, des bricoles. Et il se laisse surprendre par le singulier de la rencontre avec des enfants et des adolescents pris de folies ordinaires dont on dit qu’ils souffrent de troubles divers, alors que c’est nous qui sommes troublés. Jean-Louis Mathieu, part de ce trouble, comme lorsqu’on verse l’eau dans le pastis : ça trouble. Il applique le conseil que Héraclite d’Ephèse déjà donnait il y a 2800 ans en Grèce ancienne : il s’agit d’attendre l’inattendu ( elpis anelpiston , précisément, à savoir l’espoir de l’inespéré). Position clinique s’il en est que de savoir ne pas savoir. Une clinique de l’infra ordinaire, une clinique « des petites cuillères », disait Georges Perec. Et ce qu’il déplie dans ce petit ouvrage versicolore se sont les soubassements de la vie ordinaire, ce qui vibre sous la peau de l’être, là où la peau, elle scie et se déchire, et livre passage à l’insu, dans un effet que Lacan nommait, faute de mieux, réel. Inquiétante étrangeté, renchérit Freud, en son dialecte. Pas toujours inquiétante d’ailleurs, mais familière aussi, doucement et étrangement familière. Les mots allemands qui bordent ce champ, Heimlich et Unheimlich , comme Freud en fait la démonstration, se rejoignent dans leur opposition, telle une bande de Möbius. Le plus étrange, c’est aussi le plus anodin. Un poète tel que le fut Jean Tardieu, ne parlait-il pas de sa « détestation d’une table, d’une chaise, des meubles… ce qui rendait toute chose étrange, en retour » ?
Ici c’est une photo trimballée par l’auteur depuis trente ans qui le suit, vaut comme dépôt de mémoire et soudain, dans l’actuel, lui fait de l’œil. Ailleurs, un enfant qui perce une gomme sur le bureau du psy avec un trombone, ça fait deux bras qui se lèvent ou s’abaissent, d’un coté deux yeux qui sourient et de l’autre deux yeux qui crient et une bouche aux dents menaçantes et c’est l’effroi qui jaillit. Voilà un enfant bi-face ! Le psy : « mais c’est toi » ; l’enfant : « Je la laisse là, je veux que personne y touche ». Un jour cochon et le lendemain… rillette. Ambivalence, ou clivage ou schizophrénie, écrira-t-on savamment dans le dossier ; mais on risque ainsi de rater l’essentiel. A savoir qu’un jour un enfant, parce que le transfert était suffisamment solide, s’est autorisé à montrer ce qu’il est. Et le psy tient parole : que personne y touche. Les enfants qui viennent là savent qu’ils peuvent déposer leurs énigmes, ils savent qu’ils sont en tant que sujet des énigmes vivantes. Et le psy accueille tout cela en vrac, comme ça vient, à la va comme je te pousse, sans intention que l’accueil. Car la leçon du travail éducatif lui est demeurée main courante : de l’accueil avant toute chose. Comprendre ? On verra plus tard. C’est pas sûr qu’il y ait toujours à comprendre. Dans ces métiers on cherche toujours à comprendre trop vite et on rate l’énigme. Les enfants déposent leurs bricolages ; et le psy y va de ses propres bricolages. Des petites choses, des petits riens. De la pate à modeler et soudain du néant fait irruption la dynamique d’un sujet. Il en fait la monstration. C’est un avion abréaction, traduit le psy. Il est empoté. Il faudrait sortir des mots ? Dolto aurait su y faire, lui non. Il fait comme il peut. C’est justement cet impossible à dire qui frappe. Impossible, pas impuissance. L’impossible qui scelle tous les métiers de la relation humaine, comme la politique, l’éducation et la thérapie, dont Freud précise qu’il les dit « métiers impossibles » parce qu’on y est sûr d’obtenir un résultat insuffisant. Cet impossible, dans la faille, dans l’anfractuosité où le savoir est suspendu, fraie une voie fragile pour l’inconscient : « Je suis toujours surpris, fasciné, émerveillé aussi chaque fois que je croise la manifestation de l’inconscient, sa puissance qui vient imposer ce qu’il y a à dire, à l’insu de celui-là même qui le dit ». Et l’interprétation, si cela s’y (inter)prête relève d’un « dit sans savoir ». Dans la chaine du monde, chaque sujet trame ses questions, enfant ou psy, et ça forme un tissu. On dit ce tissu : réalité. On pourrait le dire : bricolage de sens. Le tissage se constitue de ces chaines langagières, de ces fixités du quotidien et ses repères (voire ses repaires), mais les motifs n’adviennent que du va-et-vient de la navette-à-parler. Spracheapparat , la nomme Freud. Cette suite de tableaux, de photos, d’images, de dessins, de textes célèbrent tous à leur façon la naissance d’un sujet qui tente sans cesse de se faire naître Le sujet nait/n’est pas fini, c’est sa force et son mystère. Dans ces entrelacs Jean-Louis Mathieu en recueille, comme l’ami Rabelais, la substantifique moelle, qui fait de chaque sujet non seulement un unique au monde mais aussi la source d’une création permanente. Le monde lui non plus n’est pas fini, chaque sujet y met sa pate, et fabrique son monde et toutes ces fabrications incessantes produisent le monde. Giordano Bruno, pour avoir osé le dire, fut brûlé en place publique à Rome en 1600. Il est des enfants qui pour porter devant eux cette révélation sont stigmatisés comme troublés, fous, psychotiques etc. et « placés », ou plutôt déplacés, comme tels Dans le cabinet de Jean-Louis Mathieu, il sont bienvenus. Les enfants qui fréquentent le cabinet du psy apprennent cela : tout à la fois la fragilité et la merveille de ces inventions subjectives, ces bricolages, lorsque parfois il n’y a pas les mots pour le dire. On appelle cela « symptôme », on pourrait tout aussi bien dire : signature d’un sujet. Et même les mots écrivent des formes, parfois à l’encre tellement sympathique qu’il y faut la chaleur du cabinet du psy pour les rendre lisibles. Rendons hommage à l’auteur d’exhausser la clinique de là où elle se trouve, là où souvent on l’écrase, l’ignore ou la méprise : le ras des pâquerettes. Alors nous savons qu’en matière de travail clinique, celui d’un éducateur ou d’un psychanalyste, il n’y a pas de petites choses : tout compte.
Joseph Rouzel, directeur de l’Institut Européen Psychanalyse et Travail Social, Montpellier. Rouzel@psychasoc.com