Note de lecture
Daniel Roquefort, Le péché originel sur le divan, Les Editions de l'Atelier, 128p., 14,90 €
Daniel Roquefort fait des détours ou plutôt des aller-retour. Du travail éducatif à la psychanalyse et retour en passant pas la religion. ça fait une trajet où le « ça crée » est bien vivant! On connaît bien et on apprécie dans le travail éducatif ses premiers travaux, lorsqu'il exerçait à Royan comme Directeur d'institution. C'est une référence sur Le rôle de l'éducateur (titre de son premier ouvrage paru cher L'Harmattan en 1995) dont il propose une lecture à partir de la psychanalyse, en y insistant particulièrement sur la dimension de relais de la fonction paternelle. Cet ouvrage a servi et sert de point d'appui à de nombreux professionnels en formation et sur le terrain. Il était d'ailleurs venu nous entretenir de cette dimension symbolique de la fonction éducative lors du premier congrès « Travail social et psychanalyse », à Montpellier en 2004, en soutenant qu'une certaine éducation (dite spécialisée) est possible au risque de la psychanalyse. Entre temps, à l'âge canonique de la retraite, il ne s'est pas mis en retrait, il a pris du champ, il a ouvert sa focale, comme on dit au cinéma. Un zoom arrière l'a amené à questionner les fondamentaux de la socio-culture. C'est ainsi que dans L'envers d'une illusion ( érès, 2002) il reprend l'interrogation de Freud sur la religion, notamment en partant de cette étrangeté, véritable testament du père de la psychanalyse que fut Moïse et le monothéisme. Freud y plante le mythe d'une place d'exception qui ferait de Moïse un égyptien, pour fonder le peuple hebreu. Autrement dit la consistance d'un ensemble (ici un peuple) ne tiendrait que d'une soustraction opérée sur cet ensemble. Ce qui crée, pour reprendre les catégories du philosophe Russel, un monde incomplet, mais consistant, au sens où l'on peut y produire diverses opérations, s'ouvre ainsi un espace où « ça crée ». Ce faisant Daniel Roquefort ne perd pas son fil: il s'agit bien de questionner sans cesse le fondement des civilisations, qui en permettant le traitement de la jouissance, à savoir que seule une place d'exception - point de vue partagé avec Jean-Pierre Lebrun qu'il cite à bon escient - permet de fonder l'humain. L'humus humain, comme aimait à le dire Lacan, ne tire sa substance que d'un non radical à la jouissance. Reste à fonder pour les éducateurs de tous poils, au titre d'autant de figures d'autorité, au nom de quoi soutenir cette extraction de jouissance. «Au nom de quoi peut-on vivre? C'est à dire pourquoi vivre? Oui pourquoi? Il n'est au pouvoir d'aucune société de congédier le « pourquoi? », d'abolir cette marque de l'humain », nous avertit Pierre Legendre dans La fabrique de l'homme occidental (Mille et une nuits, 2000). Autrement dit les sociétés humaines ne survivent qu'au prix de s'inventer des entités d'exception, des grands « d'hommesticateurs », pour reprendre une belle invention du philosophe Dany-Robert Dufour, - l'exception, c'est bien connu, confirme la règle - au nom desquelles la jouissance de chacun se trouve soumise. C'est le fondement même des croyances religieuses, comme de tous le idéaux. D'où un lien longtemps maintenu entre religion monothéiste (Dieu le père) et la fonction paternelle. Dans ce dernier ouvrage l'auteur tire la leçon de la chute des puissances célestes. Dieu est mort, énonce Nietzsche bruyamment en 1896. Un film des années 80 précise que pour ce qui est des dieux, ils sont tombés sur la tête. Michel Foucault dans les années 60 montre que l'Homme, au sens de la grande figure humaniste classique, bat de l'aile. Alors au nom de quoi éduquer? Au nom de quels principes, quels totems et quels tabous? Il faut rendre hommage à l'auteur de reparcourir dans ce beau petit ouvrage toute la genèse de cette question. Et ce à partir de deux points d'appui. Le mythe, pardon, le dogme du péché originel dans la religion catholique et le mythe de Totem et Tabou qu'invente Freud pour donner consistance à l'origine de l'humanité. Ces deux récits mythologiques tirent leur force de situer l'origine de l'espèce humaine dans la fonction paternelle, dons dans la fonction d'exception. Les mêmes questions sont mises au travail dans la religion ou chez Freud: pourquoi la souffrance? Comment traiter le mal qui habite l'être humain? On peut regretter que Daniel Roquefort, alors qu'il y trouve un appui solide par ailleurs, ne fasse pas assez cas des dernières avancées de Lacan sur la question. En effet dès les années 70 Lacan met au travail ce qu'il nomme la « pluralisation des noms du père », façon pour lui de détacher la fonction paternelle de ses ... fonctionnaires traditionnels. Si le patriarcat a du plomb dans l'aile est-ce à dire que la fonction s'effondre? Certes non. Le ciel est vide, mais il est toujours au dessus de nos têtes! Il y a donc à penser dans les années qui suivent comment se servir du père, tout en s'en passant. Se servir du père consiste d'abord à en repérer le principe organisateur (la fonction paternelle), parfois détaché de son agent (le père) , dont on peut alors se passer. C'est au bord de cette ouverture que nous laisse Roquefort. Qu'il nous laisse en plan? Non. A tout un chacun de penser ce qui peut se présenter, notamment pour les plus jeunes, comme nouveaux opérateurs de la fonction symbolique. Le texte s'achève sur cette assertion précieuse, de Lacan, dans son séminaire sur Le Sinthome en 1976: « L'hypothèse de l'inconscient, Freud le souligne, ne peut tenir qu'à supposer le Nom-du-Père. Supposer le Nom-du-Père, certes, c'est Dieu. C'est en cela que la psychanalyse, de réussir, prouve que le Nom-du-Père, on peut aussi bien s'en passer. On peut aussi bien s'en passer à condition de s'en servir »
Qu'est-ce que signifie se servir du Nom-du-Père, alors qu'il n'est qu'une des possibilités de la transmission du symbolique? Par quelles voies nouvelles l'acte éducatif, lieu de la transmission par essence, qu'il soit parental ou spécialisé, opère-t-il? Les conditions nécessaire à l'existence d'un sujet désirant, comme le dit Roquefort en conclusion, obéissent de tout temps à ces deux impératifs que sont : le symbolique et la castration. Dans un moment de l'histoire des hommes où le discours de la science et la prolifération des objets qu'il produit tend à envahir le champ du désir, ces question qui sont au coeur de la transmission et de la filiation, viennent nous percuter. Saturation des objets de consommation et totalitarisme d'un discours qui prétendrait tout savoir, nous mettent au pied du mur de penser à nouveaux frais la question de la fonction dite paternelle, dans ses différentes déclinaisons. Les éducateurs spéciaux qui interviennent le plus souvent dans la défaillance de cette fonction de transmission ne peuvent qu'être sensibles à la boussole que leur offre Daniel Roquefort. A s'orienter du père dans toutes ses variantes, on peut sans doute éviter le pire. La difficulté c'est qu'on ne saurait en la matière compter sur une une resucée nostalgique des figures anciennes, petits père des peuples et autres pères fouettards. Il va falloir inventer du nouveau et peut-être se mettre à l'école de nos enfants pour voir comment il s'en débrouillent. Ceci exige un certain renversement.
Joseph Rouzel,
psychanalyste, directeur de Psychasoc.