Ce livre se lit comme un roman, mais il ne s’agit pas d’une fiction. Ce récit autobiographique retrace l’aventure extraordinaire d’un groupe formé dans les Cévennes, autour de Fernand Deligny qui accueillît, avec les moyens du bord, des autistes. La Vie de radeau raconte le parcours exemplaire d’êtres humains, qui, contre vents et marées, tentèrent de créer un espace où il existe une vie meilleure pour tous. Cette expérience, toujours en cours, reste une exception dans la société actuelle qui ne tolère pas la différence Jacques Lin, né en 1948, ancien ouvrier, est aujourd’hui le responsable du lieu d’accueil de Monoblet « les Graniers ». Avec Gisèle Durand-Lin, depuis bientôt quarante ans, en compagnie d’autistes, ils tentent cette expérience de vie en équilibre entre le coutumier et l’imprévu. Cet après-midi, après une heure de marche et d’escalade par un chemin de charrette qui monte derrière la maison, nous avons goûté près d’une petite chapelle en ruine. Puis je suis redescendu avec Janmari avant que le soleil ne disparaisse. Il est presque minuit ; Janmari pleure et remue dans son lit. À genoux, il se balance et geint doucement. A-t-il faim ? Est-il malade ? Janmari ne dit jamais rien ; il est profondément autiste. Il mord son pyjama et donne de grands coups de tête contre le mur. Je lui tends la main et l’invite à me guider. Il saisit mon bras et file vers la porte. Je le rattrape pour le couvrir de force. Impatient, il heurte violemment le mur avec la tête. Le voilà grimpant, en trottinant sur le chemin qui monte vers le grand rocher. Le chemin devient sentier, puis c’est un étroit passage entre les buis et les chênes verts. Janmari file dans le noir. Je le suis comme je peux avec une lampe de poche. C’est le trajet de cet après midi. Nous arrivons au sommet, en pleine nuit, en plein vent glacial. En quelques bonds, Janmari est à l’endroit où nous avons mangé les oranges cet après-midi. Preste, il remet à l’endroit les écorces d’orange laissées retournées. Tout est en ordre ; des éclats de rire et des claquements de mains résonnent dans la nuit. Nous redescendons vers la maison…
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J’ai eu l’opportunité et le privilège de découvrir cette tentative au début des années soixante-dix, alors que le « réseau » tissé dans les Cévennes depuis 1967 autour de Deligny se préoccupait, sinon d’en laisser trace, du moins d’y introduire par l’image une certaine dimension spéculaire. Ce fut d’abord, pour le jeune chercheur que j’étais au Service de la Recherche de l’ORTF devenu l’INA, le contact avec un émissaire pour la mise à disposition d’une caméra vidéo. Puis, quelques années plus tard, la production du documentaire Projet N d’Alain Cazuc qui tentait, après Ce gamin-là de Renaud Victor, sorti au cinéma, de faire partager cette expérience à un large public de télévision. Et entre les deux, la coïncidence de vacances cévenoles à l’occasion desquelles nous sommes venus à Graniers rencontrer Fernand Deligny. Année après année, nous y sommes revenus chaque mois de septembre, quand les châtaigniers viraient au roux et que les moutons redescendaient par les drailles de l’Aigoual en transhumance, pour de longues conversations d’après-midi avec Fernand Deligny qui alternait, avec une humanité brusque mais chaleureuse, réflexions acérées et commentaires narquois sur les choses du monde, à l’écoute duquel il se maintenait étroitement.
Extrait de la préface de Thierry Garrel